Après un an de recherches infructueuses, je parviens enfin à joindre Mouss. Il me parle comme si nous nous étions quittés le lendemain de sa première historique à Séoul en 1988. Le sexagénaire qu’il est désormais se souvient «de deux ou trois journalistes français et toi, Sophie…».

Passée une réelle émotion mutuelle de se retrouver, son message est clair : « Actuellement, j’ai honte de moi quand je me looke. J’ai tellement honte de moi que je ne sors plus de chez moi. Je ne veux pas me montrer, je ne veux plus être vu. Je suis à 200 kilos…Tu réalises, Sophie, 200 kilos sans jambes… Pour ne pas grossir ou risquer un problème intestinal grave qui me pend au nez, je mange seulement une fois par jour. Mais, ça ne change rien, sans compter les allergies à cause de certains médicaments. Si je mange plus d’une fois par jour, mon estomac me fait vivre l’enfer… ». Au pays de Oncle Sam où l’assurance maladie s’achète, le Français cherche les moyens de financer « une grosse opération, sans doute, de la dernière chance…».

« J’ai tout refusé en médias, tout ! »

Son accent américain enveloppe des bouts de français. Ses phrases commencent dans une langue, bouclent dans l’autre. Son ton doux n’a pas pris une ride. Au fil de ces trois premières heures d’échange en pleine nuit, ses souvenirs pour lui et son visage de Séoul pour moi se mêlent : « Autoriser actuellement une image de moi est simplement impossible. Tu sais, j’ai tout refusé en sollicitations, médias, etc…tout ! ».

De cette honte pesante, croissante à chaque réponse durant la première heure, je ressens fortement l’envie de l’en alléger, l’en détourner. Mon article vire secondaire.

Comment redonner de l’élan à une légende morte de honte ? « Je ne pense pas avoir été une légende ou quoi que ce soit dans le genre, un pionnier, oui, peut-être, mais avec d’autres comme Philippe Couprie ou Claude Issorat, avec d’autres notamment des Américains, les premiers, vraiment à se lancer en fauteuil sur la piste et la route, corrige-t-il. Pour avoir voulu les suivre, j’ai même traversé l’Atlantique, tu vois… ». En 1992, Mouss avait donc émigré aux USA.

Comment lui faire entendre qu’il a des tonnes à partager avec la jeune génération, devenue ailée sur des trois roues en carbone ? « Ah là, les gars, ils poussent des fusées !».

Comment lui faire réaliser que ses souvenirs de pionnier, son expérience de doux dingue boxant ses deux roues vues aujourd’hui comme des roues de charrue, pourraient guider des gamins victimes d’accidents sur le chemin de la résilience ? Comment, alors qu’il ne croit plus en lui ? Comment, alors qu’il ne semble plus croire en rien ? Comment alors qu’il sent la mort plus proche de le rattraper, qu’il confesse « l’envie de vivre ainsi…là, c’est dur…»

A Dallas depuis 2011, depuis des problèmes de hanches et de dos, sans doute accélérés par le décès de sa maman dans la foulée de celui de son frère, Mustapha Badid ne s’en est pas encore relevé. Il n’est pas revenu en France, de peur de raviver, peut-être, encore plus le chagrin. De l’autre côté de l’Atlantique, il vit « reclus », loin des siens « éparpillés en banlieue parisienne ».

Extrait du Journal de Saint-Denis Juillet 1989, encadré d’un article consacré au Meeting Saint-Denis/L’Humanité

Pourtant il s’anime lorsqu’il évoque le meeting Saint-Denis/L’Humanité, celui qui se déroulait encore au petit stade Delaune et qui rassemblait les stars de l’athlétisme mondial : Carl Lewis, Javier Sotomayor, Merlene Ottey… Mais le chouchou du public, c’était le colosse en fauteuil de Saint-Denis « Tout le public, tout au long de la course, criait « Mouss ! Mouss ! Mouss ! » C’était dingue ! »

«Je souffre, je souffre tellement…»

A ses côtés, son épouse américaine Linda et sa p’tite chienne à la forte personnalité Fancy, ses deux fidèles, veillent sur leur Mouss. Sont restés, aussi, trois fauteuils de course et ses médailles que ses pouces déformés ne caressent plus : « Je les sais près de moi mais, je ne les regarde même plus. Je ne les ai pas touchées depuis un siècle. Tu sais, parfois, Sophie, je souffre tellement, tellement…Heureusement, Linda travaille. Sinon, je ne sais pas ce que je deviendrai, comment je m’en sortirai… Mais, je ne veux rien demander à personne et, surtout pas, surtout pas, évoquer mes victoires pour obtenir tel ou tel truc : hors-de-question !».

Aux Etats-Unis, le sextuple champion paralympique était venu en conquérant de courses urbaines, des bornes plus ou moins longues, pour notamment relever le défi du marathon de Boston, rendez-vous très couru pour valides comme handicapés, pour braver celui de Dallas « bourré de côtes avec des descentes nous faisant friser des excès de vitesse sous le nez des policiers éberlués. Ici, étaient engagés les meilleurs du monde, majoritairement américains.». Sans oublier, Los Angeles en 1993 : « Là, j’ai rencontré Mohammed Ali. J’ai la photo mais, je ne la retrouve pas…».

Depuis, Mouss y est resté « sans jamais demander la nationalité américaine, juste titulaire de la carte verte pour passer de boulot en boulot ».

Via la NBC ou You Tube, le champion qu’il restera quoi qu’il arrive suit « plus ou moins des compétitions de tout. J’ai parfois du mal à être concentré longtemps. Je n’aime pas le direct. Je préfère choisir mes extraits. Parfois, aussi, ça me semble tellement loin…tellement…Mais oui, je vois l’évolution des fauteuils…waouh, c’est un autre monde, plus vraiment le même sport. Du coup, je ne vois pas ce que je pourrai leur dire à ces mecs qui pulvérisent tout ? » Sans doute leur faire part de ton expérience en stratégie de course, en motivation…

« Au Prisme, les jeunes vont se régaler ! »

Avec attention, à notre demande, à peu près un an après ce premier long échange nocturne, Mustapha Badid a étudié les contours du Prisme, le nouvel équipement en accessibilité universelle, dédié au sport handicap ou non, en regrettant, d’entrée, « ne pas l’avoir eu à mon époque. Mais bon, il était temps qu’on y pense, quand même ! Les jeunes vont se régaler. Tout a été pensé d’une façon incroyable, accessible à 100%. Ah, dommage qu’il n’y ait pas une piscine ! »

Aucunement, cette légende ne revendique lui donner son nom. Et, l’accepter, lui imposerait traverser l’Atlantique. Il ne veut pas : « Sortir de chez moi est un supplice…». Et, surtout, actuellement, il ne peut pas voyager, voler, coincé, comme à la corde d’une course semblant, de jour en jour, lui échapper : « Moi, aujourd’hui, je suis devenu une mauvaise nouvelle. A l’époque, même si je n’avais pas d’endurance, pas d’abdos, pas un bon cœur, pas franchement la technique comparée aux Américains, ma rage de vaincre me donnait une telle puissance, une telle force que je faisais peur à mes adversaires. Quand je m’engageais dans une course, ce n’était pas pour faire de la figuration. Je courais pour la victoire où que ce soit, plat ou pas. Aujourd’hui, vu mon état, je fais peur mais, pas pour les mêmes raisons, peur aux gens…».

Au fil de trois ou quatre échanges téléphoniques courant sur cette dernière année menant à Paris, Mouss n’oubliera jamais de me demander -à chaque fois- des nouvelles de ma santé, toujours bienveillant, encourageant, touché de me voir affaiblie sur neuf bons mois. De mon côté de l’Atlantique, ses souffrances sans réelle issue m’attristaient profondément. Du coup, ma chimio, suivie de radiothérapies, me sembla bien moins lourde.

Ne jamais se laisser enfermer à la corde

En mars 1990, qui d’autre que Mouss pour illustrer un dossier sport/handicap dans le magazine sportif du Département de Seine-Saint-Denis ?

A 100 jours des Jeux Paralympiques, au fil de notre dernier long échange de deux heures, le sextuple champion paralympique conclut : « Tu sais, je ne pense pas que c’est intéressant d’écrire tout ça… ? Franchement, Sophie, je ne pense pas que ça vaille la peine, franchement..? Mais, j’ai l’impression que tu ne vas pas renoncer, hein ?! Dis, toi, tu ne renonces jamais, hein ? »

Ben non, Mouss, avec toi et tant d’autres champions de la résilience, montés et remontés sur roues, roulettes ou prothèses, j’ai été à bonne école, hein !?

Jeudi 22 août, à six jours pile de l’ouverture des XVllèmes Jeux Paralympiques, Mustapha Badid, aux quatre participations paralympiques, nous a donné son feu vert pour la publication de SES lignes.

Aurait-il renoncé -enfin- à ne pas se laisser enfermer à la corde ? A redevenir, en attendant toujours de financer sa grosse opération de la dernière chance, un peu notre Mouss ?

Des fauchés par la vie pourraient être tellement fiers de rencontrer cette légende vivante, qui ne fait presque plus la morte. Ils pourraient être tellement transcendés de puiser dans SA lumière pour être transportés d’accidents en résiliences puis, de résiliences…en podiums…

Sophie Greuil